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La grande divergence États-Unis-Europe
Le 28 / 08 / 2023

Plusieurs décennies de croissance contrainte en Europe et de bonds en avant aux Etats-Unis ont creusé l'écart entre les deux économies.

Riche en hommes, en énergie et en capitaux, le nouveau continent s'éloigne de l'ancien.

 

Prompts à se vanter, les Américains ? Persuadés que le déclin est. inéluctable face à la Chine, ils ont du mal à admettre que leur économie s'est relevée plus vite que celle des autres grands pays développés après le Covid-19. Si seulement ils pensaient à se comparer aux Européens, ils se sentiraient plus forts.

La pandémie n'est que le dernier soubresaut en date dans un quart de siècle qui a vu ces deux économies diverger en dynamisme et en taille, de part et d'autre de l'Atlantique. On peut faire remonter la grande divergence aux alentours de 1995, qui fut symboliquement l'an zéro de la révolution industrielle numérique avec l'introduction en Bourse de Netscape.

Depuis cette date, le PIB par habitant a crû de 43 % en Europe de l'Ouest, pour atteindre un peu moins de 45.000 dollars courants en 2022, selon les données du FMI.

Celui des Etats-Unis a crû de 62 %, à plus de 76.000 dollars. L'écart de revenu par tête n'était que de 11 % en 1995. Moins de trois décennies après, il a bondi à 41 %. Vu le grand écart des salaires, il n'est pas étonnant que le touriste français de passage à New York soit ébahi par le coût de la vie. Plusieurs chocs ont frappé les deux économies au cours de cette période. Eclatement de la bulle des dotcoms, crise financière de 2008, catatonie mondiale du Co-vid-19. Tout le monde est tombé, mais les Etats-Unis se sont relevés plus vite et ont couru plus long-temps. Il y a aussi eu les délocalisations consécutives à l'admission de la Chine à l'Organisation mondiale du commerce en 2001, qui ont affaibli le tissu industriel de part et d'autre.

 

L'énergie et les subventions distribuées à la lance

Avec l'essor chinois, les deux rives de l'Atlantique ont vu leur poids dans la richesse mondiale dimi-nuer. Mais 'Europe de l'Ouest a plus perdu que les Etats-Unis. Alors qu'elle pesait 28 % du PIB mondial en parité de pouvoir d'achat en 1995, soit 7 points de plus que son partenaire transatlantique, depuis 2012 les deux économies pèsent à peu près autant, 15 % chacune.

Une partie de la divergence s'explique par la démographie. En un peu moins de trente ans, en effet, l'Europe de l'Ouest, 428 millions d'habitants, n'a crû que de 10 %,contre 20 % pour les Etats-Unis. Toutefois fois, le Nouveau Monde est moins peuplé avec 335 millions d'habitants; c'est donc qu'il bénéficie d'un dynamisme économique supérieur.

Déjà riches en travailleurs aujourd'hui, les Etats-Unis devraient creuser l'écart avec l'Europe, qui vieillit plus vite, et qui doit contenir l'immigration pour éviter une implosion politique.

La population active américaine est plus jeune, elle est qualifiée, et elle croit. La participation des femmes au marché du travail entre 25 et 54 ans a atteint un taux record de 78 %. Toutefois, l'addiction et les morts violentes excluent du marché du travail de nombreux jeunes gens, un phénomène qui n'accable pas l'Europe.

Les Américains ont également su exploiter des ressources naturelles qui paraissent illimitées vu d'Europe. Du foncier, pour construire des usines; de l'énergie bon marché, pour faire tourner la machine économique. Les investissements qui remontent à une douzaine d'années dans les technologies de fracturation hydraulique rapportent à plein aujourd'hui. Le pays est devenu un exportateur net de gaz naturel liquéfié en 2016, puis de pétrole en 2020.

 

Depuis que l'Europe a dû se sevrer du gaz russe, le contraste est encore plus cruel. Cet hiver, quand les travailleurs européens s'emmitouflaient dans leurs bureaux à 19 °C, les industriels américains bien au chaud accroissaient leur compétitivité grâce à une électricité moins chère.

Et que l'on ne se leurre pas, l'Europe est peut-être pionnière dans les énergies alternatives, mais le Texas ou l'Oklahoma investissent à fond dans les panneaux solaires, les éoliennes ou la séquestration carbone, avec désormais des subventions distribuées à la lance plutôt qu'à l'arrosoir.

 

Capitaux et productivité du numérique

Il faut une grande roue pour mettre en action ces travailleurs et ces ressources. Ce sont les capitaux, avec le marché financier le plus liquide et le plus profond du monde, là où l'économie européenne est encore largement financée par des prêts bancaires. Les effets sont cumulatifs. Les success-stories américaines volent de levées de fonds mirifiques en bulles boursières. Les start-up européennes deviennent licornes, « décacornes », puis s'encornent dans un plafond de verre.

 

Résultat : six entreprises dans le monde pèsent plus de 1.000 milliards de dollars de capitalisation boursière, dont cinq américaines et pas une européenne. Les vedettes du Far West sont toutes des filles de la révolution industrielle numérique: Apple (3.000 milliards), Microsoft, Alphabet, Amazon et Nvidia. Mais résumer la vitalité de l'économie américaine à ses géants du Net serait réducteur. Grâce à ces fabricants de pelles et de pioches numériques, les autres entreprises ont gagné en efficacité, parce qu'elles ont investi pour s'équiper.

Comme l'ont montré les économistes Robert Gordon et Hassan Sayed, la croissance de la productivité a ralenti en Europe en 1995-2005, alors qu'elle accélérait aux Etats-Unis. La contribution la plus forte n'est pas venue des sociétés high-tech elles-mêmes, mais des industries à forte intensité en technologies de l'information et de la communication.

Ce sont ces dernières qui ont fait la différence au profit des Etats-Unis. L'intelligence artificielle et la robotique pourraient demain diffuser plus de productivité dans les entreprises à faible intensité technologique. On verra si elles investissent autant en Europe.

Article Les Echos du 29 août 2023